La science au service de la santé des populations noires
Les questions de l’équité en santé, de la justice sociale et de l’autodétermination des communautés noires mobilisent le milieu de la recherche
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Les maladies infectieuses n’ont pas de frontières. Elles s’infiltrent là où il y a le moins de résistance, et leurs lieux de propagation dépendent souvent des politiques de santé et des facteurs sociaux qui créent des désavantages et laissent des populations sans adéquate protection. Cela peut mener à des inégalités en matière d’impact des maladies sur les communautés.
Au Canada et partout ailleurs dans le monde, des inégalités en santé subsistent et les populations autochtones, noires ou racisées en sont les premières victimes. Des maladies telles que le VIH/sida ou l’actuelle COVID-19 touchent ainsi de façon disproportionnée les communautés dans lesquelles vivent les populations racisées et sont particulièrement notables dans le secteur des soins à la personne, dans lequel travaille une portion importante de ces populations.
Bien souvent, les services de santé disponibles ne répondent pas aux besoins de ces communautés et, pire encore, certains de leurs membres se butent fréquemment à du mépris, à des biais dans le traitement, voire au racisme avéré de certains travailleurs de la santé. Le racisme anti-Noirs a une incidence négative sur les déterminants sociaux de la santé, dont l’éducation, l’emploi, les revenus et le logement, ce qui porte atteinte à la capacité des personnes noires d’adopter des modes de vie sains, les contraignent à vivre dans des conditions précaires et les empêchent d’accéder aux soins de santé lorsqu’ils en ont besoin.
Avec le soutien financier des IRSC, des chercheuses et chercheurs travaillent à évaluer l’incidence de certaines maladies sur les membres des communautés noires, ainsi que les facteurs socio-économiques influant sur leur état de santé. En outre, ils s’emploient à élaborer un protocole pour la recherche menée auprès des populations noires dans l’optique d’assurer la confidentialité des renseignements transmis, d’éviter toute discrimination et de veiller à ce que ces populations tirent profit des retombées de la recherche.
Passer d’un modèle de soins de première ligne à un modèle de soins de santé universel
Mabel Carabali est une immigrante afro-canadienne de première génération. Née en Colombie, elle a fait ses études de médecine à Cali, sa ville de toujours, avant de suivre une maîtrise en épidémiologie clinique des maladies infectieuses à Cuba, puis son doctorat en épidémiologie à l’Université McGill. Elle est aujourd’hui professeure adjointe à l’Université de Montréal.
« Ayant travaillé en tant que médecin dans le système de soins de santé de première ligne colombien, je suis consciente des obstacles que rencontrent aussi bien les patients que les professionnels de santé », confie Mabel.
Son expérience l’a poussée à poursuivre sa formation dans le domaine de l’épidémiologie et à réfléchir à des solutions de grande ampleur à l’échelle des systèmes de santé, des gouvernements et des organismes internationaux.
Par la suite, Mabel a rejoint l’Institut international des vaccins en Corée du Sud en tant que coordonnatrice des études épidémiologiques menées en Amérique latine ainsi qu’en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest, et a également épaulé des équipes au Mexique, au Brésil, en Thaïlande, au Vietnam et au Cambodge.
En 2012, alors qu’elle travaillait à l’Institut international des vaccins, Mabel a immigré au Canada, puis commencé en 2016 son doctorat en épidémiologie à l’Université McGill, sous la houlette du Dr Jay S. Kaufman. Elle a par la suite intégré l’équipe d’études en épidémiologie sociale de la Dre Arjumand Siddiqi à l’Université de Toronto, où elle figure parmi les toutes premières personnes à se voir offrir une bourse de recherche postdoctorale par l’École de santé publique Dalla Lana dans le cadre de son programme de soutien aux chercheurs noirs en début de carrière. Aujourd’hui membre de la faculté de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, Mabel est déterminée à mettre son expertise en santé mondiale au service de la prochaine génération de chercheuses et chercheurs noirs et d’ascendance africaine au Canada et dans le reste du monde.
En s’appuyant sur des données de surveillance et des outils d’analyses sur les maladies infectieuses et l’épidémiologie sociale, Mabel étudie assidûment l’incidence du statut socio-économique sur la prévalence et la propagation de la dengue, du chikungunya, du virus Zika et d’autres maladies virales en Amérique latine et dans d’autres régions du monde.
Ses travaux mettent en lumière les inégalités ethniques qui frappent les communautés noires, africaines et d’ascendance africaine ainsi que d’autres minorités sur le plan du traitement des maladies infectieuses et des problèmes de santé prévalents ou du sort qui leur est réservé par la police. Ils mettent également en évidence le besoin de procéder à des collectes de données ethniques afin de cibler les mesures de santé publique sur le continent américain.
Si son intégration au sein de la société canadienne est une réussite, Mabel ne peut que constater les préjudices dévastateurs que l’injustice sociale, le racisme et la discrimination continuent de causer aux populations noires de notre pays. Les personnes noires occupant des postes importants dans des universités, des banques ou des organismes gouvernementaux n’en sont pas exemptes et subissent elles aussi des discriminations sous la forme de microagressions, d’inégalités salariales ou d’un plafond de verre difficile à briser.
Malgré ce constat accablant, Mabel n’est pas du genre à sombrer dans le fatalisme, bien au contraire : « Nous avons évidemment besoin de mettre en œuvre des réformes structurelles de grande ampleur, mais aussi de fixer des objectifs facilement atteignables. La priorité élémentaire doit être d’admettre qu’il y a un problème et d’y faire face avec détermination. Une fois que nous y serons parvenus, nous pourrons recueillir des données, les analyser et les exploiter pour offrir des solutions fondées sur des données probantes et non pas sur des raisonnements potentiellement erronés. Le but ultime est d’assurer la représentation de toutes les communautés et de répondre aux besoins de formation des prochaines générations. »
Mabel aimerait que des mesures facilitant l’accès des populations noires à une éducation et à des emplois de qualité soient entreprises et que de nouveaux objectifs soient fixés pour améliorer l’offre de services de santé et la prestation de soins de longue durée. Elle estime également que les stratégies visant à favoriser l’équité, la diversité, l’inclusion et la justice sociale doivent se traduire par des retombées concrètes et durables et ne plus se limiter à des mesures symboliques.
Ses travaux sur les inégalités et les maladies infectieuses vont dans ce sens et fournissent des données probantes susceptibles d’être intégrées aux politiques de santé publique et aux mesures d’intervention mises en œuvre pour améliorer la qualité de vie des populations dans le monde entier.
Un protocole pour la recherche sur les populations noires
Ciann Wilson a quitté les Caraïbes et émigré au Canada quand elle était enfant. Si son parcours universitaire a commencé à l’Université de Toronto avec un baccalauréat en biologie humaine, son intérêt pour les comportements humains et les relations sociales a rapidement pris le pas sur l’étude des cellules et des protéines, ce qui l’a motivée à ajouter des mineures en philosophie et en sociologie.
Pendant un cours de sociologie portant sur le VIH/sida et sur ses liens avec la colonisation de l’Afrique, elle en apprend davantage sur l’interdépendance entre l’ethnicité, la santé et la justice sociale.
Dès lors, Ciann s’investit dans la prévention du VIH en focalisant ses efforts sur la mobilisation communautaire. Elle relate notamment les témoignages de membres de communautés noires, autochtones et LGBTQ+ quant au racisme et aux discriminations auxquels ils font face dans l’accès aux tests, aux traitements et aux programmes de prévention.
En 2015, au moment de terminer son doctorat en études environnementales à l’Université York, Ciann est recrutée par l’Université Wilfrid-Laurier, où elle est maintenant professeure agrégée.
En collaboration avec Llana James, elle travaille en parallèle à l’élaboration d’un protocole de recherche sur les populations africaines, caribéennes et noires du Canada.
Chercheuse postdoctorale en intelligence artificielle (IA), médecine et justice dans le domaine des données à l’Université Queen, LLana étudie les effets de l’IA, des soins cliniques, des politiques de santé, de la science des données de santé publique et du droit sur les populations noires, en particulier.
S’appuyant sur ses 20 ans d’expérience dans l’intervention de première ligne, la défense des droits et la recherche, LLana milite en faveur de l’institution de garde-fous lors de la collecte et de l’utilisation de données de santé fondées sur l’ethnicité afin de réduire les risques que des marqueurs raciaux ne minent le système de données en santé dans son ensemble.
LLana a commencé à élaborer un protocole en 2005. C’est une discussion avec des membres de la communauté noire lors d’une réunion de recherche sur le VIH en 2017 qui a suscité des échanges à l’échelle nationale sur l’urgence d’établir des balises en recherche.
Au départ, le travail sur le protocole s’inspirait de la Déclaration d’Helsinki sur les principes d’éthique applicables aux recherches médicales sur des sujets humains et sur la proclamation de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine des Nations Unies, qui exhorte les pays à veiller au respect des droits humains et des droits sociaux, culturels, civiques et politiques des personnes d’ascendance africaine. Le travail de la chercheuse était également éclairé par les lignes directrices pour la recherche établies par les Premières Nations au Canada – en particulier par leurs principes de PCAP® (propriété, contrôle, accès, possession) – et par d’autres pays comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud.
Les motivations de Ciann et LLana sont également animées par leur appartenance à la communauté noire et par leur conviction que le droit de protection doit s’appliquer à toute personne, indépendamment de son ethnicité, de sa situation sociale, d’un éventuel trouble de toxicomanie, de son orientation sexuelle ou de son statut d’immigrant.
« Notre objectif, c’est d’être traité avec humanité et, plus important encore, de lutter contre le racisme anti-Noirs qui nous affligent grandement et qui entraînent des problèmes de santé non adéquatement diagnostiqués et traités. C’est une réponse directe à des décennies d’abus que nous avons appris à accepter à tort comme l’expression de notre réalité. », confie LLana.
Le Protocole de recherche, d’évaluation, de collecte de données et d’éthique pour les populations noires du Canada (en anglais seulement) couvre aussi bien des aspects biomédicaux que non biomédicaux de la recherche. Il offre des orientations sur l’humanité noire, sur le devoir et la responsabilité d’obtenir le consentement des personnes noires participant aux travaux de recherche et d’en assurer le bien-être, et enfin sur le prélèvement, le stockage et l’utilisation de matériel biologique des populations noires.
Le but du protocole est de donner les moyens aux personnes noires de prendre leurs propres décisions au sujet des projets de recherche, et de les diriger, ainsi que d’offrir un cadre en matière d’éthique aux chercheuses et chercheurs qui mettent à contribution les communautés noires dans la recherche. Le protocole vise aussi à favoriser l’établissement de relations qui dépassent le seul cadre des projets de recherche et l’échange de données ou les prélèvements biologiques. Il s’agit de véritablement se soucier du bien-être de ces populations et de considérer la recherche comme un moyen d’apporter des solutions à leurs problèmes et d’améliorer leur vie.
« Quand des gens participent à mes travaux, je tisse des liens avec eux, raconte Ciann. Je m’abonne à leur profil sur Facebook, et eux au mien. On s’envoie des messages lorsqu’il arrive quelque chose dans la communauté, comme le décès d’un membre d’une famille. Je viens aux nouvelles. »
Par ailleurs, le protocole permettra la création d’un registre public des projets de recherche auxquels contribuent des participants noirs, sur le modèle des registres utilisés dans les essais cliniques. L’objectif du registre, qui devrait être lancé plus tard cette année, est d’une part d’éliminer le risque d’exploitation avec des projets de recherche qui relèvent du domaine public, et d’autre part d’enrichir une base de connaissances sur laquelle de futurs projets de recherche en collaboration pourront s’appuyer.
Pour élaborer un protocole répondant précisément aux besoins des populations noires, Ciann et LLana ont suivi une démarche orientée sur les communautés et ont commencé à prendre leur pouls en 2018. Le processus a été retardé par la pandémie de COVID-19, mais les activités de mobilisation devraient reprendre au printemps pour permettre la ratification du protocole avec la communauté.
« Notre ambition est que le protocole constitue une ressource et un outil pour nos communautés ainsi que pour les acteurs de la recherche dans des domaines ayant une incidence sur la vie des personnes noires. Nous souhaitons donner à ces dernières un pouvoir d’autodétermination dans la recherche et les soins de santé, ainsi que dans les contextes où il y a communication de renseignements personnels », explique Ciann.
Une fois en application, le protocole aidera le milieu de la recherche à ne plus considérer les populations noires comme de simples sujets de recherche, mais bien comme des leaders et des partenaires à part entière qui contribueront à mettre sur pied des projets utiles qui leur seront bénéfiques et leur assureront un meilleur avenir.
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